Portrait de Josef Z.

Portrait de Josef Z.

C’est-à -dire portrait des Vaudois
par Christophe Gallaz, journaliste et écrivain, 17 mai 1996

Zisyadis a créé la sensation en Pays de Vaud, dimanche dernier. Comment ce communiste, d’origine grecque, a-t-il réussi à  séduire un si grand nombre d’électeur réputés conservateurs même quand ils sont à  gauche ? Christophe Gallaz a son idée sur la question.

I1 arrive qu’à  l’intérieur de certains petits pays comme la Suisse se trouvent des régions d’autant plus petites, évidemment, où résident des populations à  leur tour petites, et donc particulièrement craintives, pour ne pas dire méfiantes et même traumatisées d’avance à  l’égard de tout ce qui pourrait leur sembler inexplicable. Le pire ennemi de ces petites populations s’appelle alors le temps qui passe. Quelle terreur, dites, celui-là , qui ne cesse d’imposer ses changements dans les domaines de l’industrie, de l’économie, de la culture, de la politique et de la société!

C’est justement pourquoi les Vaudois aiment tant Josef Zisyadis, ou paraissent tant l’aimer. Il les aide en douceur. Il les plonge au bain-marie dans la conscience qu’ils pourraient avoir du monde et de leur propre destin dans ce monde. Quand il évoque l’avenir, il le fait avec une sorte de prévenance extérieure à  toute incantation, qui n’exige d’aucun de ses auditeurs qu’il renonce à  son attachement au présent voire à  sa confiance quasiment génétique dans l’immuabilité de ce présent.

C’est que Vaud est un fleuve court mais tranquille dont Zisyadis, par naturel autant que par malice, connaît intimement la navigation. Il ressemble lui-même aux Vaudois, mais avec un léger décalage. Il possède leur sérénité, mais la sienne est un peu plus mobile. Il se tait comme eux, mais ne les laisse pas glisser dans l’ennui qui leur est si coutumier. Il leur parle, mais sans les réveiller tout à  fait. Il est allant, mais sans les excès caricaturaux du dynamisme.

On éprouverait d’ailleurs même un peu de difficultés à  distinguer son propre profil, à  percevoir ses goûts, à  visiter ses souffrances, à  discerner ses doutes, à  deviner ses passions, à  cataloguer ses tics, à  connaître ses facultés de collaboration collégiale, à  mesurer son envergure dans les épreuves de la vie quotidienne, à  répertorier ses essors transcendance et vers l’absolu de l’art politique, à  l’explorer en profondeur, à  le distinguer en épaisseur, à  le savoir en densité, à  le saluer dans sa permanence, à  le comprendre dans ses fidélités, à  lui faire dérouler sa mémoire, à  lui faire formuler sa volonté, à  l’envisager dans son devenir.

Bref, Zisyadis est tout simplement parfait dans le rôle qu’il se souhaite. Vous comprendrez cela si vous le regardez boire un verre à  la terrasse d’un café. Un homme tout entier contenu dans cette suite d’adverbes: un peu mais pas trop. Un peu étranger mais pas trop, puisqu’il est d’origine grecque et que les Grecs sont en Suisse beaucoup moins nombreux que les Espagnols ou les Italiens.

Un peu communiste mais pas trop, puisqu’il ne s’excite pas, lorsqu’il monte sur une tribune pour y faire un discours, comme ferait n’importe quel rouge pur sang. Un théologien mais pas trop, puisqu’il n’est devenu nm pasteur, ni conseiller social, ni membre du Parti libéral, ni lyophilisé par le dogme, ni tendu par l’exaltation, ni gonflé par la grâce, Et cetera.

Voilà  pourquoi notre homme, en tant qu’interface idéale entre ce que les Vaudois se sentent être à  l’heure présente et ce qu’ils portent de s’imaginer devoir devenir sous la terrible pression des circonstances, peut tout se permettre. De s’intituler Zisyadis, déjà  ce qui représente une formidable i~fraction aux inclinations usuelles du parler local. Ou de subtiliser comme il y a deux ou trois ans, au mépris des convenances dont on sait pourtant la valeur sous nos latitudes, des lettres adressées par le Conseil d’Etat aux citoyens modestement assurés. Ou d’accumuler, au pays même des comptables et des fiduciaires, des dettes qui ne sont pas toutes glorieuses.

Tout cela n’a pas la moindre importance. Ce qui a de l’importance, c’est que Josef Zisyadis porte lui-même ses panneaux électoraux pendant les jours de marchés lausannois, avec sa propre affiche sur le dos, comme n’importe lequel de ces chômeurs ou de ces étudiants qui gagnent un peu d’argent de poche en trimbalant dans les rues les réclames publicitaires d’un grand magasin. C’est qu’il suggère, par le slogan de sa campagne actuelle ("Chaque voix compte"), que vous et moi ne sommes pas irrémédiablement dissous par les consensus ambiants..

C’est surtout qu’il ne ressemble pas aux caciques du Parti radical, qui lancent à  la bataille un professeur d’Université, et moins encore aux caciques du Parti socialiste, dont un de leurs représentants au gouvernement, le conseiller d’Etat Daniel Schmutz, se réjouissait encore l’autre jour d’avoir résisté aux "pressions de la rue" lors des manifestations populaires et syndicales contre le programme Orchidée.

Certes, on pourrait formuler des questions quasiment grivoises. Zisyadis.est-il plus intelligent que ses concurrents? Est-il foncièrement plus soucieux des petites gens? Est-il un gestionnaire plus avisé? Est-il un meilleur stratège? Et un visionnaire plus inspiré?

On ne sait pas grand-chose de tout cela comme on ne sait jamais grand-chose de tout cela, d’ailleurs, dès lors qu’on cherche à  jauger, en nos temps de politique spectaculaire, les compétences véridiques d’un candidat à  la magistrature.

A vrai dire, de Zisyadis on ne peut rien vraiment savoir. Il échappe impeccablement à  ce genre d’analyse. Il n’est pas un politicien comme les autres, je veux dire: Il n’est pas un politicien classique. Au fil des ans et des élections, il a réussi ce que réussissent les coucous quand ils viennent pondre leur oeuf dans le nid des fauvettes.

Pour abréger, disons qu’il incarne aujourd’hui la gauche de base, y compris (et peut-être surtout) socialiste. Comment? C’est simple. Il s’est glissé dans le paysage de la politique vaudoise, c’est-à -dire dans l’immobilité même, pour y proposer quelques joules de mouvement. Il s’est introduit dans le microcosme des notables pour y semer l’insolence, et s’est faufilé dans le système de l’officialité dominante pour y suggérer une once de subversion.

Voilà  pourquoi Messieurs les ministres du moment, un farfadet vous saute désormais férocement aux mollets. C’est plutôt payant. Au premier tour des élections au Conseil d’Etat dimanche dernier, dans plusieurs districts paysans, Zisyadis a fini au deuxième rang derrière le candidat qui représentait formellement la campagne.

C’est ce qu’on appelle un élargissement d’assiette ou plutôt de caquelon. Il encourage le candidat de l’Union démocratique à  rester dans la course pour assaillir plus efficacement, avec une indépendance nouvelle et d’autant plus sauvage, le cartel immémorial des régnants. Il contraint les socialistes certifiés comme tels à  des contorsions dialectiques qui font glousser de rire tous les observateurs. Et il oblige les commentateurs de presse à  réviser d’urgence leur vision du Bien et du Mal en matière de politique vernaculaire.

Si la droite ressort à  cette occasion les vieux slogans dits de l’anticommunisme primaire, dont elle n’a sans doute pas eu le loisir de méditer le renouvellement, elle démontrera n’avoir strictement rien compris à  ce qui se passe en pays vaudois, et moins encore au vieillissement qui la pétrifie lentement. Tel est en résumé ces jours-ci tout bien considéré, l’affolant suspense.