La tiers-mondisation de la Grèce est programmée

La tiers-mondisation de la Grèce est programmée

J’ai reçu cette lettre d’analyse. Je ne résiste pas à vous la communiquer. Elle est précise, elle montre l’ampleur du désastre social aux pays du dogmatisme néo-libéral. Elle est longue, mais moins que les souffrances quotidiennes du peuple grec…

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« Oui, moi aussi je suis fatiguée par ce bombardement incessant de mauvaises nouvelles, en provenance de Syrie, d’Ukraine, de la NSA, de Suisse. Alors, encore la Grèce par-dessus tout ça ? On n’en parle plus beaucoup…

De divers côtés, j’entends dire que ça irait « un peu mieux », ce qui découle des rares informations des médias. En réalité, ça ne va pas bien du tout, et le silence, ou la désinformation, sont une injustice face à la Grèce, mais nous privent aussi nous-mêmes de points de repères objectifs. Mon message est peut-être un peu long, mais ne vous en prenez pas à moi, mais au gouvernement grec et à la Troïka !

« Ça va un peu mieux »: ceci correspond à l’affirmation du gouvernement grec qui a semble-t-il obtenu un petit excédent de recettes. Mais comment y est-il parvenu? Tout simplement en privant les citoyens de prestations pour lesquelles ils ont payé toute leur vie, et paient encore par des impôts toujours plus élevés. Et il ne faut pas croire le cliché qui veut que « les Grecs n’ont jamais payé d’impôts » : les salariés du secteur publique, et les rentiers AVS paient la plus importante partie de leurs impôts « à la source », ils leur sont prélevés de leur salaire ou de leur rentes, comme pour nous les cotisations AVS et LPP.

Le domaine dans lequel cette situation est la plus criante est celui de la santé.

En Grèce le système de santé correspond un peu au système français de la Sécu, la caisse-maladie de base est l’affaire de l’Etat, et le droit aux prestations, payées par les impôts, est ancré dans la constitution. Les policliniques publiques dispensent des soins gratuits, ou plutôt en dispensaient jusqu’à tout récemment. Actuellement, environ 3,5 millions de Grecs n’ont plus droit à aucune prestation de santé (sur 11 millions d’habitants, et sans compter les immigrés clandestins) ! Et pourquoi ? Parce qu’ils sont au chômage depuis plus d’une année ou parce que, petits indépendants , ils ne peuvent plus payer leurs cotisations; à ce moment, les membres de leur famille perdent eux aussi leur droit aux prestations de santé. Toutes ces personnes ne peuvent plus compter que sur les diverses organisations de bénévoles, dont p.ex. les Médecins du Monde, des professionnels bénévoles qui réussissent à maintenir des policliniques gratuites, mais sont de plus en plus débordés , malgré l’aide de l’église qui dispense aussi des médicaments gratuits. Mais ces organismes ne peuvent bien sûr pas dispenser des soins intensifs et d’urgence, des opérations, des dialyses rénales, des traitements de radiothérapie pour des cancéreux, ni des investigations radiologiques poussées. Ils font alors de grands efforts pour obtenir l’hospitalisation de leurs patients- qui théoriquement devraient payer leur traitement hospitalier de leur poche, mais bien sûr ne sont pas en mesure de le faire: le coût leur est alors compté comme arriérés d’impôts. On verra plus tard quelles en sont les conséquences.

Mais les Grecs qui sont toujours affiliés à la caisse-maladie ne sont pas pour autant bien soignés. Le gouvernement procède à ce qu’on est obligé d’appeler un démantèlement accéléré du système de santé publique, ceci dans la précipitation, sans concertation aucune avec les responsables médicaux de ce système. A Athènes et Thessalonique, plusieurs hôpitaux ont été fermés en quelques jours, dont des services spécialisés (dialyses rénales, radiothérapie p.ex.). Ceci a occasionné un engorgement des hôpitaux restants, et un fonctionnement chaotique, en permanence à la limite des possibilités humaines: des médecins doivent travailler jusqu’à 80, voire 90h par semaine, et le personnel soignant de même. Les lits s’entassent dans les couloirs, encombrés aussi par les familles, qui doivent être présentes pour donner l’aide de base aux malades (toilettes, repas). Dans tout le pays il existe un grand manque de médecins et de soignants: ceux qui sont partis en retraite ou se sont expatriés, n’ont pas été remplacés, d’autres ont été licenciés, et le ministre de la santé annonce d’autres licenciements. Il existe aussi un manque criant de médicaments et d’équipement. Et le budget des hôpitaux déjà diminué en 2013, l’est encore d’un tiers environ en 2014 ! Les responsables médicaux et politiques de toutes les régions lancent des cris d’alarme au gouvernement, en vain jusqu’à présent.

Voici quelques exemples. L’hôpital publique de Sparte, chef-lieu d’une région de 100 000 habitants, devra très probablement fermer le service de médecine interne, ainsi que la policlinique, parce qu’il n’y aura plus de médecin; pour l’instant il y a encore 2 chirurgiens, 2 pédiatres et 1 radiologue. Volos, une ville de 144 000 habitants, au centre de la Thessalie (752 000 habitants), n’a pour ainsi dire plus de service pédiatrique publique: des 18 pédiatres actifs par le passé, il en reste … 2, pour l’hôpital et la policlinique. Le Maire de l’île de Tinos a porté plainte contre le ministre de la santé, qui n’engage pas de nouveaux médecins: l’île ne compte plus qu’un médecin qui exerce un stage pratique après la fin de ses études, alors que l’île compte 10 000 habitants et accueille 1 million de touristes et pèlerins par an.

Donc hors des grandes villes, les patients doivent souvent être transportés sur de longues distances, attendre trop longtemps des traitements qui seraient urgents. Le frère d’un ami, souffrant d’un infarctus, a été véhiculé ici et là, mais les services de garde avaient été fermés. Il a été transporté sur 120 km dans une ambulance sans personnel soignant et sans équipement, alors que le traitement devrait commencer pendant le transport déjà, et sans climatisation (en été), pour finalement mourir à son arrivée à l’hôpital. Et pourtant il ne vivait pas dans une petite île isolée, ou dans un lointain village de montagne, mais au centre du Péloponnèse.

Aux médecins du service de santé publique on a imposé un plafond tellement bas quant au nombre de consultations et d’ordonnances qu’ils ont le droit d’effectuer chaque mois, que ce plafond est souvent atteint déjà au milieu du mois. Les patients doivent alors se lancer dans une course folle pour essayer de trouver un médecin qui n’a pas déjà épuisé son quota !

Aux dernières nouvelles, le Ministre de la santé ordonne, d’un jour à l’autre, la fermeture des Policliniques publiques de toute la Grèce, sans que des solutions de rechange soient encore organisées. Le Ministre promet des policliniques beaucoup plus rares et plus petites pour dans un mois, mais personne ne peut croire que ce délai sera respecté. Les médecins et les soignants refusent cette fermeture et font appel à la justice. Les médecins ont à de nombreuses reprises cherché à discuter avec le Ministre, en vain. Celui-ci a une attitude incroyable dans un état démocratique: la plupart du temps il hurle, insulte ses interlocuteurs – devant les caméras de la TV; il exprime sans pudeur ni langue de bois son crédo: « L’Etat ne peut pas se préoccuper de la santé de tous les citoyens! », alors que ceux-ci paient justement pour leur système de santé ! Imaginez qu’ici les caisses-maladie déclarent tout à coup « qu’elles ne peuvent, ma foi, pas s’occuper de la santé de tous les assurés ! »

On ne s’étonnera donc pas que l’espérance de vie ait chuté de 3 ans depuis 2009 !

Dans la revue médicale « Lancet » , l’une des plus reconnues au niveau international, est paru un article émanant de spécialistes des Universités d’Oxford et de Cambridge. Les auteurs constatent les faits suivants:

– la Grèce a le budget de santé le plus faible de la zone euro
– les malades sont dans une impossibilité croissante d’avoir accès aux soins et aux médicaments nécessaires
– on observe une grande augmentation des cas de maladies infectieuses
– et une augmentation de la mortalité des nourrissons de 43%
– la péjoration de la santé psychique est générale, le nombre des dépressions a été multiplié par 2,5 et les suicides ont augmenté de 45%, lors que le financement des soins dans ce domaine a été réduit de 55% déjà en 2012
– le paludisme est réapparu après 40 ans, parce que le gouvernement a stoppé l’éradication des moustiques vecteurs de cette maladie dans certaines régions marécageuses.
– les amputations du budget de la santé en Grèce sont les plus importantes en Europe à l’époque contemporaine.

Encore dans ce domaine : les enfants des gens qui ne sont plus affiliés à la caisse-maladie n’ont plus droit aux vaccins de base gratuits, et les parents ne peuvent pas les payer. Ce sont les « Médecins du Monde Grèce » qui remplissent maintenant cette tâche de santé publique, tout en soulignant qu’ils suppléent à un devoir qui incombe à l’Etat, comme ils le faisaient autrefois dans le tiers-monde.

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Le gouvernement applique une politique clairement néo-libérale,

A un rythme accéléré, et ne s’en cache pas. Le vice-premier Ministre Venizelos a déclaré dans un discours télévisé: « Nos créanciers sont néo-libéraux et nous imposent leur programme néo-libéral ». Le premier ministre ne cache pas sa détestation du service public et favorise en toutes circonstances les très grandes entreprises, grecques ou étrangères. Le Ministre de la santé, dont il a été question plus haut, crie à la TV:  » Je représente le secteur privé ! ». En effet , le système de santé doit être en grande partie privatisé. De même dans l’éducation, les élèves du degré secondaire devront à peu près obligatoirement prendre des cours d’appui dans des écoles privées; la formation professionnelle passe en bonne partie au secteur privé. On se demande qui seront les  » clients  » de toutes ces entreprises privées, étant donné l’appauvrissement de la classe moyenne. L’OCDE constate que les salaires grecs sont revenus ces toutes dernières années à leur niveau de 1998 et que, le coût de la vie ayant augmenté de 70%, les Grecs ont donc perdu 70% de leur pouvoir d’achat.

Beaucoup de Grecs de la classe moyenne sont propriétaires de leur logement, en général modeste. Avant la crise ils ont été fortement « motivés » par les banques (plusieurs amis grecs m’ont dit avoir été harcelés à domicile par des appels téléphoniques de banques leur proposant des prêts). Mais tout a changé. Maintenant, comment les 1,5 mio de chômeurs qui touchent une très petite allocation pendant un an, puis plus rien, peuvent-ils payer des intérêts hypothécaires, en plus d’impôts fonciers fortement augmentés ? Et ceux, nombreux, qui travaillent, mais ne sont plus payés depuis des mois ? Et ceux dont le salaire a diminué au minimum légal -480 €- ou plus bas ? Ils sont menacés de la saisie de leur appartement, la Troïka (FMI, UE, BCE) faisant pression sur le gouvernement grec pour qu’il autorise ces saisies. Et l’Etat veut lui aussi saisir les biens, entre autres immobiliers, des citoyens ayant des arriérés d’impôts. Certains estiment que 60% des propriétaires sont en situation de voir leur appartement saisi. Finalement, un accord a été trouvé avec les banques: les propriétaires d’un logement peu cher, et n’ayant qu’un petit salaire, ne paieront que 30% de leur revenu en intérêts hypothécaires. Mais le fisc est plus dur: Une retraitée a vu son logement saisi pour un arriéré d’impôts de…540€! Dans des cas semblables, des propriétaires ont recouru avec succès auprès des tribunaux. Mais encore faut-il avoir les moyens de le faire. Par ailleurs, tout citoyen qui a un arriéré d’impôts ou de cotisations à la caisse-maladie et de retraite de plus de 5000 € doit être arrêté et passer devant un tribunal. On parle d’une femme de 90 ans atteinte d’Alzheimer qui est ainsi restée incarcérée deux jours. Et d’autres perspectives se précisent: bientôt le fisc pourra prélever des sommes à partir des comptes privés des contribuables, sans que ceux-ci soient avertis au préalable, de manière à ce qu’ils ne puissent pas retirer leurs fonds!

Un grand nombre d’indépendants sont dans l’incapacité de payer leurs contributions à la caisse de retraite et à la caisse-maladie, et sont donc en situation de subir une saisie express. Un phénomène sans doute unique en son genre: les cadres du fisc ont manifesté contre la diminution du nombre de leurs employés, au moment même où de nombreuses modifications du code fiscal viennent s’ajouter en permanence; ils ont indiqué qu’il serait donc impossible de contrôler toutes les déclarations d’impôts, ceci alors que l’Etat a déclaré vouloir augmenter ses rentrées fiscales. Les experts-comptables eux aussi ont manifesté contre cette prolifération de nouveaux articles du code fiscal, rédigés…en anglais (!), et parfois traduits en grec , mais avec des erreurs. Ils protestaient aussi contre la pénalisation insensée des contribuables : p.ex. une dette oubliée de 8 € peut se transformer après un an en une pénalité de plusieurs milliers d’€ !

Un expert indépendant de l’ONU, au terme d’une mission d’observation des conséquences des mesures d’austérité en Grèce, constate lui aussi que le service de santé publique est inaccessible à un nombre toujours plus important de citoyens. Il souligne que la Grèce est le seul pays de la zone euro qui ne possède pas de mécanisme d’assistance sociale servant de filet de sécurité en dernière instance- telle que l’aide sociale ici, c’est pourquoi p.ex. les chômeurs après un an au plus n’ont plus droit à rien. Il souligne encore que les conditions imposées par les bailleurs de fonds internationaux « risquent d’empêcher de garantir un niveau de vie conforme aux normes des droits de l’homme » pour un nombre considérable de Grecs.

Encore un dernier sujet, les privatisations, imposées par la Troïka. Tous les biens publiques doivent être privatisés: l’eau, l’électricité, les télécommunications, les transports, les ports, les aéroports, les ressources naturelles, les entreprises d’Etat. Ces biens sont vendus pour des prix très bas, et les gains qui en résultent ne vont pas au peuple grec, mais directement dans une caisse qui sert exclusivement au paiement des intérêts de la dette, ou de dettes arrivées à échéance. Comme ces ventes rapportent relativement peu, elles ne changent pratiquement rien à l’importance de la dette, qui reste non viable. Les grands bénéficiaires sont les acheteurs, grecs ou étrangers.

Encore brièvement, un nouveau chapitre s’ouvre. La police enquête auprès de la direction des écoles pour savoir quels élèves ont soutenu leurs enseignants qui protestaient contre les licenciements de masse dans l’enseignement – ceci à l’intérieur des écoles. Des élèves du secondaire ont été menacés: s’ils étaient ainsi « fichés », ils n’auraient pas le droit de se présenter aux examens d’entrée de l’université ou d’écoles professionnelles !

La télévision ERT (ancienne TV publique), indépendante et bénévole, continue, huit mois après la fermeture de la TV publique, de diffuser des informations. C’est en partie grâce à ces combattants acharnés de l’information que je peux vous donner des nouvelles. Enfin, des blogs et des journaux on-line sont aussi précieux.

Avec mes amicaux messages. Anne-Marie Bergdol. »

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